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2 juillet 2018 1 02 /07 /juillet /2018 09:59

INTRODUCTION À LA CRITIQUE DES

SLAVE NARRATIVES

 

par ORUNO D. LARA

CERCAM

30 juin 2018

 

 

Qui parle dans ces textes ?

Que racontent les « Slave Narratives » ?

 

J’ai déjà eu l’occasion de répondre à ces questions.

Il y a longtemps que j’ai remarqué l’habitude prise par des professeurs enseignant l’histoire dans le secondaire ou dans des universités des Caraïbes anglophones, d’utiliser les textes des Slave Narratives comme des documents de base, des références… Sans aucune critique. Pour tout ce petit monde universitaire anglophone des îles, ce sont des sources fiables, qui ne suscitent aucune réserve particulière des enseignants.

Au sein du CERCAM (CENTRE DE RECHERCHES CARAÏBES-AMÉRIQUES), nous avons débattu de la validité de ces documents. En particulier, Inez FISHER-BLANCHET, Nelly SCHMIDT et moi-même, discutant avec certains de nos amis du Royaume-Uni et des États-Unis, nous étions conscients qu’il fallait se montrer très prudent dans la manipulation de ce type de textes tirés des « Slave Narratives ».

 

L’UNESCO ayant lancé en août 1998 un programme - The Transatlantic Slave Trade -TST- Education Project visant une centaine d’écoles appartenant à l’Associated Schools Project Network concernant trois régions du monde : Afrique, Caraïbes-Amériques et Europe - intitulé Breaking the Silence, je reçus par contrat une mission d’évaluation portant sur trois textes dont l’un relevait des « Slave Narratives ».

Ces textes avaient été proposés par un des membres du Comité scientifique de la Route de l’esclave, Hilary BECKLES, professeur à l’Université des West Indies en collaboration avec Verene SHEPHERD, son assistante. Le responsable de ce programme historique, Doudou DIENE, me chargea de cette expertise, en me demandant de venir à La Nouvelle-Orléans leur faire part de mes critiques.

Ce qui fut fait en 2000.

Mon texte bénéficia d’une excellente traduction anglaise.

 

Je me propose de reprendre pour des lecteurs intéressés quelques points de méthode qui peuvent être utiles aux chercheurs. Dans cette esquisse de critique, il m’est impossible de masquer le fait que je dois me concentrer sur l’étude de mon compatriote et ami Hilary BECKLES. Quitte à faire hurler les « assimilés de Guadeloupe et de Martinique » si  engoncés dans leur drapeau tricolore, je me sens beaucoup plus proche de ces universitaires caribans, que de ces enseignants racistes qui débarquent de France, à  Pointe-à-Pitre ou à Fort-de-France pour faire fortune à n’importe quel prix !

Les textes des « Slave Narratives » n’intéressent pas les universitaires français qui n’ont cure de ces problèmes concernant la traite et l’esclavage, la résistance des esclaves, les abolitions, l’absence de « société », les différentes catégories sociales. Là où pour nous, Nègres de l’arc oriental des Caraïbes, tous ces domaines de l’Histoire nous immergent dans un lac de tripes, de viscères, de sang et de cendres, les universitaires blancs et leurs éditeurs parisiens – harcelés par l’État colonial soucieux de ne pas alourdir ses dettes -  ne voient que sujets d’articles ou de livres à produire, de conférences et d’expositions à offrir aux municipalités coloniales pressées de « commémorer » et de remplir les salles vides des monuments érigés en l’honneur de la Mémoire.

La mémoire rassure. La mémoire s’impose pour filtrer le passé. L’Histoire est à écarter.

Or dans les îles, et en Guyane française, les colonisés ont été systématiquement brisés, anéantis, transformés en zombis. L’oubli s’est installé dans le marbre. C’est en se réappropriant l’Histoire, en se libérant de leurs chaînes, que les colonisés peuvent devenir des hommes et des femmes capables de construire un consensus, une communauté, une société, un territoire indépendant immergé dans l’espace des Caraïbes.

 

Les « Slave Narratives » relèvent de la mémoire. Les intégrer dans l’Histoire exige des précautions méthodologiques. 

 

Mes critiques se veulent scientifiques.

Je refuse que des enseignants insulaires puissent poursuivre leurs cours en transmettant aux élèves et aux étudiants une vision erronée de ces « Slave Narratives ». Il faut arrêter le massacre.

 

J’ai entrepris la rédaction d’un ouvrage qui me permettra de formuler toutes mes critiques et de présenter l’ensemble de mes interprétations de certains de ces textes si utilisés par les « Black Scholars ».

 

*

 

The Transatlantic Slave Trade (TST) Education Project is a pilot project currently being conducted in 100 schools belonging to the Associated Schools Project Network in three regions (Africa, the Caribbean/Americas and Europe). The TST Project aims to shed light on a tragic chapter of history and to encourage intercultural dialogue amonst young people. The methodology, educational objectives and expected results of this project are set out in the brochure, Breaking the Silence.

 

The project was launched in August 1998 by an International Task Force of historians, educators and other experts on the Transatlantic Slave Trade and refined at successive workshops for teachers in the three regions concerned.

 

UNESCO has commissioned three documents for the Transatlantic Slave Trade Education Project from Professor Hilary BECKLES of the University of the West Indies in collaboration with Professor Verene SHEPHERD. They consist of :

 

Slave Voices : the Sounds of Freedom, an anthology of writings by slaves;

 

Slave Voyages : a historical account of the Transatlantic Slave Trade;

 

The Programme of Study for the Transatlantic Slave Trade Education Project.

        

L’UNESCO m’a sollicité, le 4 juillet 2000, pour une évaluation de trois de ces documents, en précisant: “ Comments and suggestions should take into account the intended readership of junior secondary-school teachers and their pupils ”. Le délai de remise de mon travail d’expert fut fixé au 4 août suivant. 

 

La réunion scientifique organisée par l’UNESCO à La Nouvelle Orléans - avec le concours de l’université régionale - me permit de présenter mes critiques et de débattre avec Hilary BECKLES.

 

         Ce texte entre les mains, quelques brèves remarques s’imposent, avant de s’engager dans une lecture critique. Mon analyse se fonde sur la version originale, en anglais. Toutes les citations que je tire de ce texte seront donc en anglais, par souci de précision.

 

 

 EVALUATION DU TEXTE SLAVE VOICES

 

 Les textes Slave Voices  (The Sounds of Freedom) visent à permettre aux jeunes élèves “ to appreciate the suffering of the enslaved and their struggle for emancipation … by the enslaved themselves… ” (Background of the TST Programme of Study).

 

 

ECRITURES ET ORALITÉ     

 

Le recueil de textes – trente-quatre au total – choisis par l’auteur, vise principalement à défendre et à illustrer son point de vue :

“ Rejecting Slavery : Pursuing Freedom : The Slaves Write Back ”.

 

Son objectif est donc clairement explicité : prouver que les esclaves ont refusé l’esclavage et ont été en quête de la liberté.

Une thèse qui se discute. L’auteur semble nous sommer de le croire sur parole. On n’est plus dans l’histoire, mais dans la prière, l’invocation des Saints !

 

Un autre classement de ces textes s’impose,

- en distinguant les documents écrits : lettres, poèmes, discours et autobiographies ;

- et les documents d’histoire orale : témoignages, récits, discours, sermons, lettres, chansons, pétitions, poèmes, mémorandum, confessions, mémoires, interviews et autobiographies.

 

Documents écrits, rédigés de la main même des témoins entendus.

Des textes de l’histoire orale, surtout fondés sur des interviews, des récits dictés, donc des documents moins représentatifs, de seconde main au sens littéral.

        

Hilary BECKLES veut faire venir les esclaves à la barre des témoins pour les écouter raconter leur vie. Il part d’une introduction où pour lui tout semble simple, trop simple. Dans cette vision anglophone des voix d’esclaves, tout est clair, simplifié. Aux lecteurs d’ajouter les complexités des situations et de mettre à leur place certains problèmes capitaux comme celui de la reconstruction de la vérité dans l’enceinte du Système esclavagiste. Au-delà de la pitié et de l’émotion qu’ils inspirent, il faut lire les textes d’un œil critique.

 

Avant de s’engager dans l’analyse critique de ces textes, il faut commencer par souligner que les “ Slave narratives ”, le “ Slave Testimony ”, posent un redoutable problème aux historiens.

Les États-Unis et l’Angleterre se sont lancés les premiers dès le XVIIIè siècle, dans la production de ces documents.

 

 

Sterling STUCKEY, “ Through the Prison of Folklore: The Black Ethos in Slavery ”, Massachussetts Review, 9, 1968, Puttin’ on Ole Massa. The Slave Narratives of Henry Bibb, William Wells Brown and Solomon Northup, Harper Torchbooks, New York, 1969, Great Slave Narratives, Arna BONTEMPS ed., Beacon Press, Boston, 1969, Once a Slave. The Slaves’View of Slavery, ed. by S. FELDDSTEIN, William MORROW and Co. Inc., New York, 1970, Black Men in Chains. Narratives by Escaped Slaves, ed. by C. H. NICHOLS, Lawrence HILL & Co., New York, 1972, Blacks in Bondage. Letters of American Slaves, ed. by Robert S. STAROBIN, New Viewpoints, New York,1974, Slave Testimony. Two Centuries of Letters, Speeches, Interviews and Autobiographies, Ed. by John W. BLASSINGAME, Louisiana State University Press, Baton Rouge, 1977, Slavery Remembered. A Record of Twentieth-Century Slave Narratives, ed. by Paul D. ESCOTT,  University of North Carolina Press, Chapel Hill, 1979, Long Memory. The Black Experience in America, ed. by Mary Frances BERRY & John W. BLASSINGAME, Oxford University Press, New York, Oxford, 1982, Henry Louis GATES (Ed.), The Classic Slave Narratives, New York, 1987.

 

 

 Les Européens ont suivi dans le domaine de l’histoire orale à partir de 1970-1975, avec des réticences.

 

 

David HENICE, Oral Historiography, Longman, 1982, Problèmes de méthode en tradition orale, Table ronde, juin 1980, Institut d’Histoire du Temps Présent, La Tradition orale. Problématique et méthodologie des sources de l’histoire africaine, éd. par DIOULDE LAYA, Niamey, Niger, 1972.

A.TEMU et B. SWAI, Historians and Africanist History: A Critique, Zed Press, London, 1981, Tradition orale et identité culturelle. Problèmes et méthodes, CNRS, Marseille, 1980.

 Jan VANSINA, The Oral Tradition: A Study in Historical Methodology, Chicago, Aldine, 1965.

 

 

 Des historiens ont mis en doute l’authenticité de ces “ Slave Narratives ”.

 

C’est la position des historiens Kenneth M. STAMPP en 1956 ( it is “ urgent need for data that introduces at the outset the problem of limited sources…” The Peculiar Institution, New York, Random House) ;

 

 Stanley ELKINS en 1959, Slavery : A Problem in American Institutional and Intellectual Life, University of Chicago Press ;

 

 George FREDRICKSON et Christopher LASCH en 1967 (“ Adequate records of personal slave response simply do not exist ”, “ Resistance to Slavery ”, Civil War History, 13, 1967.).

 Dans la préface d’un recueil de Letters of American Slaves, un autre historien souligne que ces lettres “ have to be read with extreme care ” et qu’il faut tenter de déterminer : “ Who wrote the document – the slave or an amanuenses ”.

 

 

Blacks in Bondage, Letters of American Slaves, ed. by Robert S. STAROBIN, New Viewpoints, New York, 1974.

 

 

Les avis des autres historiens, plus crédules, se partagent entre ceux qui croient à ces sources, comme BECKLES – sans nous donner leurs raisons méthodologiques - et ceux qui se laissent entraîner par la mode du moment.

 Ce dernier point est celui qu’adoptent David ELTIS et David RICHARDSON qui se contentent d’affirmer : “ It is sometimes suggested that recent quantative approaches tend to sanitize the slave trade and need to be balanced by placing a greater emphasis on the personal experiences of the slaves themselves ” ( Cf. Routes to Slavery. Direction, Ethnicity and Mortality in the Transatlantic Slave Trade, Frank Cass Ed., Londres, 1997, p. 3). Ils approuvent les recherches comme celles entreprises par Paul LOVEJOY sous l’égide de l’UNESCO. Mais ils pensent qu’il est difficile “ to assess the significance or representativeness of personal narratives or collective  biographies, however details, without an understanding of the overall movement of slaves of which these individuals’lives were a part ”.  

        

L’historien John W. BLASSINGAME, dans l’introduction de son ouvrage Slave Testimony, examine avec soin et méthode “ some black testimony on the slave condition ”, et suggère plusieurs manières de les interroger avant de les admettre comme témoignages crédibles. Il critique aussi les American Freedmen’s Inquiry Commission Interviews, A.F.I.C. (1863) et les Works Progress Administration Interviews, W.P.A. (1936-1938).

 

 

Les travaux des historiens suivants : Benjamin BOTKIN, Norman YETMAN, George RAWICK et Eugene GENOVESE et ceux de quelques spécialistes des sciences sociales ont précisé certains problèmes qui se posent dans l’interprétation de la tradition orale dans les interviews W.P.A..

 Par ailleurs, on note que peu d’historiens ont été formés à l’utilisation de ce type d’interviews et qu’ils n’ont aucun instrument méthodologique qui s’y applique.

 

        

Un examen historique - plus approfondi que celui auquel a dû se livrer Hilary BECKLES - dévoile des renseignements intéressants sur les auteurs réels ou fictifs de ces textes, des précisions sur l’édition et sur la personnalité des éditeurs (au sens anglais d’editor), la nature des documents (lettres, récits, interviews enregistrés ou écrits), les dates approximatives des intervenants et des interviews.

 

Finalement, on le comprend mieux, la manipulation des textes tirés des « Slave Narratives »  nécessite prudence, méthode,  réflexion critique, expérience et connaissances historiographiques. Certes, c’est beaucoup demander à des amateurs insouciants, peu cultivés, à des chercheurs « volatiles », imprudents, des « seconds couteaux » toujours impatients de s’afficher aux côtés du pouvoir en place…

En revanche, ces qualités retenues pour l’étude des textes conviennent parfaitement à l’historien. J’entends bien, l’historien de métier, habitué aux enquêtes de longue haleine.

 

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M
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